LE MONDE | 25.10.05 | 13h58 • Mis à jour le 25.10.05 | 13h58
Dix-sept heures et six minutes à Los Rodéos, l'aéroport de l'île de Santa Cruz de Tenerife, au large de l'Espagne, ce 27 mars 1977. Dans 40 secondes va se dérouler la plus grande catastrophe de l'histoire de l'aviation civile.
Le Boeing 747 de la compagnie hollandaise KLM roule sur la piste pour décoller, direction Amsterdam. A ce moment précis, dans le cockpit, l'ingénieur mécanicien a un doute. Il interpelle pilote et copilote.
"Elle n'est pas libre, la piste !
- Qu'est-ce que tu dis ? , demande le commandant de bord.
- Elle n'est pas libre, la piste, avec l'avion Pan Am !", insiste l'ingénieur. Quelques secondes plus tôt, il a entendu un échange radio bizarre entre la tour de contrôle et un avion américain qui remontait, lui semble-t-il, la piste sur laquelle ils roulent eux-mêmes.
"Mais si", elle est libre, sous-entendent de concert le pilote et le copilote. Ils mettent les gaz. Concentrés sur leur décollage, l'inquiétant échange radio leur a échappé. Le Boeing KLM accélère.
A quelques dizaines de mètres, caché par un épais brouillard, l'autre Boeing de la compagnie Pan Am est soudainement face à eux. Son pilote, ses dernières paroles enregistrées sur la "boîte noire" en témoigneront, perçoit fugitivement le danger.
"Sortons de ce merdier au plus vite !", hurle-t-il. Trop tard. Les feux de l'avion KLM sortent brusquement de la brume. "Ah le voilà... Mais regardez... ce... ce fils de pute vient vers nous !" Le copilote supplie : "Décolle ! décolle ! décolle !" Mais l'avion hollandais est sur eux. Dans un dernier réflexe, l'appareil américain vire à gauche.
Le capitaine hollandais a le temps de lâcher un dernier : "Ohhhh !" Il essaie de décoller. Impossible, son train d'atterrissage avant percute l'avion de la Pan Am. Les deux réservoirs, pleins, explosent. Il est 17 h 07. La collision fait 583 victimes.
Vingt-huit ans après, cet accident est toujours considéré comme LE cas d'école de l'erreur humaine en aéronautique. Comment l'avion hollandais a-t-il pu décoller sans autorisation de la tour de contrôle ? Pourquoi l'ingénieur mécanicien n'a-t-il pas pu imposer son point de vue au pilote ? Le monde aéronautique est sous le choc.
Deux ans plus tard, en 1979, les constructeurs, les compagnies aériennes et de multiples experts sont conviés par la NASA à un symposium historique à San Francisco. Ils imaginent une parade : il faut apprendre aux équipages à mieux travailler ensemble, se respecter et s'écouter. Le monde de l'aviation s'ouvre à des chercheurs d'un nouveau type. Les spécialistes du "facteur humain" sont désormais des analystes indispensables.
Contrairement à une idée fort répandue, ce ne sont pas les problèmes techniques qui sont à l'origine de la majorité des accidents. Plus de six fois sur dix, ils sont d'origine humaine, causés par un "dysfonctionnement" dans l'équipage. En clair, le pilote a procédé à une manœuvre qu'il ne devait pas effectuer, ou il n'a pas agi comme il aurait dû. Cela semble avoir été le cas pour la catastrophe du Boeing 737 d'Helios, le 14 août, en Grèce.
Aux Etats-Unis, en Australie, en Europe, une vingtaine d'équipes travaillent sur le facteur humain. Médecins, ergonomes, psychologues décortiquent les rapports d'accidents, traquent les problèmes d'autorité dans le cockpit, les signes de fatigue, les erreurs dans la programmation des ordinateurs de vol, etc. La revue Flight Safety Digest résume chaque mois, sur près de 100 pages, les travaux en cours. "Cette nouvelle science est apparue quand les machines sont devenues tellement complexes que l'homme n'a plus su vraiment comment les gérer", résume l'expert hollandais Erik Hollnagel.
La succession de crashes aériens ces derniers mois a suscité une inquiétude générale. Mais il ne faut pas oublier que la planète aérienne est trente fois plus sûre qu'en 1960. Pourquoi alors tant d'erreurs humaines ? "L'environnement économique, social et technologique ne cesse de changer", précise M. Hollnagel. Les avions, les routes aériennes, les aéroports ont gagné en performance, mais aussi en complexité, le trafic s'intensifie. Singapour Airlines vient de demander à cinq laboratoires européens d'étudier la fatigue des équipages sur un nouveau parcours : le vol Singapour Los Angeles sans escale, près de 20 heures de service...
"Tous les cinq à six ans apparaît une nouvelle source potentielle de problèmes 'facteur humain'", constate René Amalberti, médecin militaire et expert européen. "L'erreur humaine est inévitable, et nous le savons", ajoute-t-il. Un pilote rattrape lui-même sept incidents sur dix. Les systèmes experts installés récupèrent les trois autres. "Quand il y a une catastrophe, il faut comprendre pourquoi les protections en place n'ont pas réussi à éviter la propagation en chaîne de l'erreur."
Les spécialistes du facteur humain ont instauré leur propre hiérarchie d'accidents. Ils scrutent les cas "mythiques", ceux où apparaît un nouveau type de problèmes de pilotage.
"Leur as-tu déjà dit que nous n'avions plus de carburant ?", demandait, le 25 janvier 1990 à 21 h 25, le commandant de bord à son copilote. Sept minutes plus tard, le Boeing 707 de la compagnie colombienne Avianca s'écrasait, sans fuel, à 26 kilomètres de la piste d'atterrissage de l'aéroport JFK de New York. Le décryptage de la boîte noire souligna un terrible problème de communication. Le copilote n'a jamais utilisé les termes d'urgence ad hoc pour expliquer son problème de carburant.
Son apparente maîtrise de l'anglais a trompé les contrôleurs américains, qui ont fait attendre l'avion près d'une heure et demie pour cause d'encombrement au sol. Dans le cockpit, le commandant colombien, lui, ne comprenait pas la situation. Les 40 dernières minutes, il n'aura cessé de questionner son copilote : "Dis moi les choses plus fort, je n'entends pas", "Alors, on peut atterrir ou pas ?", "Qu'est-ce qu'il a dit ?". Au final, la catastrophe fera 73 victimes.
Plus d'une dizaine d'accidents directement liés à de mauvaises communications linguistiques vont avoir lieu dans les années 1990. Comme la fameuse collision entre un appareil piloté par un Kazakh, un autre par un Saoudien, le tout géré par une tour de contrôle indienne, le 12 novembre 1996. La planète aérienne s'agrandit de jour en jour, les nationalités des pilotes sont de plus en plus variées. En 1980, sept vols long-courriers sur dix étaient occidentaux. En 2030, une majorité sera asiatique.
"Un anglais simplifié a été créé pour la navigation aérienne, précise Jean Paries, expert et ancien numéro deux du bureau enquêtes accidents. Mais un effort considérable reste à fournir pour que tout le monde le maîtrise. Un énorme problème de prononciation persiste, y compris pour les anglophones."
En 1993, l'OACI, l'organisation qui chapeaute l'aéronautique mondiale, demande expressément à toutes les compagnies d'apprendre aux pilotes à mieux se comporter dans le cockpit. La disposition est obligatoire en Europe depuis 1999. Deux jours par an, ces élèves un peu spéciaux apprennent différentes techniques pour résoudre les conflits, analyser les problèmes d'autorité, gérer la fatigue. "Dans un cockpit, chacun doit pouvoir se dire avec politesse : 'Tu te trompes.' Si cela devient un conflit, ce n'est plus un équipage", constate le chercheur Claude Valot. Chez Air France, les 4 000 pilotes suivent ce programme depuis 1993. Et la compagnie note un réel progrès. "La hiérarchie est toujours forte, mais les oreilles se sont ouvertes pour accepter la critique", note Jean-François Taschoires, responsable de cette formation.
Résultat : les conflits d'autorité ne joueraient plus que dans 10 à 15 % des cas contre 40 % dans les années 1970. Depuis peu, les hôtesses, les stewards et les mécaniciens sont formés. En 2006, ce sera au tour des contrôleurs aériens. "Pilotes et contrôleurs sont dans deux mondes à part, qui échangent peu", explique le professeur d'ergonomie Régis Mollard. Pour aller encore plus loin, les Américains se sont lancés dans des suivis d'équipages par des psychologues qui débarquent dans les cockpits. "Etudier les catastrophes ne suffit plus pour réduire encore le risque. D'où la nécessité de se pencher sur les petits problèmes et les erreurs même minimes", explique l'ergonome Philippe Cabon.
La plupart des erreurs arrivent là où on ne les attend pas. Dans les années 1990, ont été lancés des modèles d'avions très automatisés pour réduire les incidents de pilotage. Or, c'est justement de tels appareils qui, entre 1992 et 1998, se sont écrasés sans raison apparente. Comme le Boeing 757 de la compagnie American Airlines, qui s'abîme, le 20 décembre 1995, dans la cordillère des Andes.
"Mesdames, messieurs, bonsoir. Je suis le capitaine Tafuri. Nous avons commencé notre descente vers Cali." Il est 21 h 29. Juste après son annonce, le pilote américain va se tromper en programmant l'ordinateur de vol. Il inscrit R, pensant sélectionner "Rozo 1", nom de code du couloir aérien qu'il veut emprunter. Mais, pour l'ordinateur, R signifie "Roméo", une direction à 245 kilomètres de là. L'avion opère alors un virage brutal. Le commandant de bord, surpris, débranche le pilote automatique. "Où allons-nous ?", s'interroge-t-il. Deux minutes plus tard, le Boeing 757 s'écrase près du village de San José de la Cordillera, à 2 700 mètres d'altitude.
Sur la décennie 1990, un quart des accidents aériens seront causés par ce type de problèmes. En France, c'est le cas de l'Airbus A 320 qui heurte le mont Sainte-Odile, en 1992. La même année, un Airbus A 310 de Thai Airways, se dirigeant plein nord alors qu'il pensait faire cap au sud, percute les contreforts de l'Himalaya, à 50 kilomètres de Katmandou. Du fait d'une technique sophistiquée, permettant de voler par tout temps, "certains équipages perdent une conscience précise d'où se trouve leur appareil", analyse M. Valot.
Là encore, le monde aéronautique réagit. Ces accidents ne causeraient plus qu'une catastrophe aérienne sur dix. "Dès qu'on identifie un problème, les industriels mettent beaucoup d'argent sur la table, explique M. Amalberti. On arrive à le contrôler, mais l'histoire est sans fin."
Dans la prochaine décennie, "les accidents seront liés à la complexité grandissante du système", prédit Erik Hollnagel. Comprenez : les pressions qu'exercent sur les équipages les compagnies aériennes et l'évolution de l'aéronautique en général. Stress au travail, avions vieillissants et moins bien entretenus dans certaines zones, fragilité économique de certaines compagnies aggravée par le pétrole cher et les billets bradés. "Tous ces risques organisationnels sont des sources de déstabilisation, explique M. Amalberti. Les types de pilotes sont de plus en plus disparates, bien ou mal payés, issus du monde développé ou non, avec des subtilités de formation différentes. Ces différences d'approches peuvent constituer autant de petits grains de sable face à la machine." D'autant plus que, "pour certains pays en développement, la sécurité et le facteur humain sont un luxe", remarque M. Hollnagel.
Ont-ils l'impression d'avoir atteint des limites ? "En trente ans, depuis Tenerife, tous les plus gros problèmes liés au facteurs humains ont été résolus. Il y a toujours des successions de minuscules incidents qui créent des catastrophes, mais il va être difficile d'aller vraiment plus loin et de faire baisser significativement la fréquence des accidents", pronostique Erik Hollnagel. Dans leur jargon, les experts affirment avoir atteint le niveau "106", c'est- à-dire un accident pour 1 million d'atterrissages et de décollages. Une performance impressionnante, du niveau de l'industrie nucléaire. Mais qui signifie que d'ici à 2020, si la fréquence des accidents ne baisse pas, il y aura un crash par semaine. "Si l'avion devient le moyen de transport banal de la planète, il faudra trouver d'autres solutions", reconnaît Jean Paries.
Ira-t-on jusqu'à faire piloter les avions par des machines, et non plus par des hommes ? Bernard Ziegler, ancien vice-président d'Airbus, se dit "convaincu" que, dans un futur proche, "des drones [avions sans pilote] commercialiseront le transport de fret". Des travaux sur le guidage des avions par satellite sont en cours en Europe et aux Etats-Unis. "C'est presque un débat philosophique, considère M. Paries. L'homme a ce réflexe de survie qui le fait quitter les procédures pour inventer des solutions. Les citoyens sont-ils prêts à monter dans des avions automatisés, peut-être un peu plus sûrs, mais qui n'auront jamais cet instinct ?"
Laure Belot
source: Le Monde