Autrefois seigneurs des aéroports, les voici rattrapés par la crise de l'aérien. Expatriation, chômage, CDD... le métier se précarise.
Le vol virtuel Jetway 300 Lyon-Toulouse vient de se poser. Sans encombres. «Bonne séance», félicite l'examinateur. Il est plus d'une heure du matin, deux hommes sortent d'un des trois simulateurs de vol du centre de formation d'Air France à Orly, vaste ensemble de bâtiments aux allures de base militaire, perdu à la périphérie d'un centre commercial. A cette heure, les locaux sont vides. Ces deux pilotes n'ont rien à voir avec la compagnie française. C'est Jetway, une officine privée de formation, qui a loué le «simu» d'Air France pour un créneau nocturne, un des rares moments où il n'est pas utilisé pour les besoins propres de la compagnie. Tous deux sont chômeurs. Ils ont payé autour de 1 000 euros pour la séance de trois heures. Luccio, la cinquantaine bien tapée, vient de se faire licencier d'Alitalia. L'autre est français, victime de la liquidation d'une compagnie hexagonale. Il préfère taire son nom et son pedigree. Il est là pour renouveler sa qualification, sorte de remise à niveau annuelle nécessaire pour garder un espoir de voler encore : «Si je lâche la bride maintenant, c'est foutu.»
Périodes sombres :En juillet, l'ANPE de Roissy, qui centralise les demandes des personnels navigants, recensait près de 1 200 pilotes français au chômage. Soit un taux proche des 20 % de sans-emploi indiqué par le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), qui en comptabilise moins de 7 000 en exercice dans le pays. Le monde de l'aérien avait déjà connu des périodes sombres, notamment au début des années 90. Les conséquences de la guerre du Golfe avaient cloué au sol nombre d'avions. Mais la situation actuelle conjugue une crise mondiale, la concurrence farouche de nouvelles compagnies européennes et les répercussions de la sanglante restructuration de l'aérien français. «Vingt-quatre compagnies françaises se sont cassé la gueule ces cinq dernières années», affirme Thierry Le Floch, vice-président du SNPL. Le plus gros naufrage fut celui d'Air Lib. Plus de 3 000 salariés, dont 375 pilotes, sont restés sur le tarmac après la liquidation de la compagnie. Combien de reclassements ? Lors du dernier pointage au sein de la cellule de reclassement, en 2004, seuls 80 retravaillaient. «Depuis, nous n'avons plus aucun chiffre, déplore Gilles Nicolli, ex-délégué CFDT de l'entreprise. On apprend de temps en temps par la bande que certains ont trouvé du boulot.»
Sur le marché français sinistré, il reste quelques employeurs potentiels : Star Airlines, CCM, Air Horizons, Axis, Corsair... Mais Air France apparaît plus que jamais comme un îlot de prospérité. Jadis, la compagnie bleu-blanc-rouge conférait un supplément de prestige aux pilotes, elle est désormais leur seule planche de salut. Mais les places sont chères. Air France recrute en majorité parmi les élèves de l'Ecole nationale de l'aviation civile ou via sa propre filière de formation. Et quand la compagnie fait des entorses à ces canaux (elle l'a fait pour une petite cinquantaine d'ex-Air Lib), elle applique une règle intangible : le retour au niveau zéro des arrivants.
«Femme et enfants.» Du coup, nombre de pilotes au chômage ont dû lorgner vers l'étranger, une issue pas vraiment habituelle pour la profession. «Une poignée d'anciens d'Air Lib sont partis à Dubaï pour la compagnie Emirates. Il fallait y aller avec femme et enfants, raconte un commandant de bord Air Lib qui a finalement renoncé à s'expatrier. Certains sont partis au Portugal, en Asie, chez EasyJet.» «On est tous inscrits sur les sites des agences de recrutement internationales, témoigne un autre. J'avais 7 000 heures de vol et ça s'est arrêté en deux secondes. Je n'ai plus volé depuis. Je me pose la question de me payer une qualification sur Airbus.»
La qualification, c'est le dilemme du pilote sans perspective : alors qu'Air Lib ou Air Littoral utilisaient des avions aujourd'hui un peu démodés (DC10, MD80, etc), des pilotes en rade ont fait le pari de se reconvertir sur les appareils en vogue, essentiellement l'A320 d'Airbus et le Boeing 737. Mais la remise à la page est coûteuse (autour de 35 000 euros) et à leur charge. «Il fut un temps où les compagnies payaient les qualifications de leurs pilotes, se rappelle un navigant. Air France le fait encore, les plus grosses compagnies aussi. Mais les petites se disent : pourquoi s'emmerder à qualifier des gens, alors qu'il y en a déjà des formés, ou qui sont prêts à payer eux-mêmes.» Désormais, il existe donc un petit marché de la formation. Deux sociétés privées se sont montées en France, Jetway en 2000 et ATD en 2004, créées par des anciens pilotes instructeurs licenciés, qui forment en cinq ou six semaines.
Conditions limite :
Las! si la qualification ouvre des perspectives, elle n'offre aucune garantie et ne marque pas forcément la fin de la galère. Certains navigants se voient en effet retoqués faute d'expérience sur leur nouvel appareil. Pour parfaire un CV, les pilotes notamment les plus jeunes n'ayant jamais volé sont souvent contraints d'acquérir des heures de vol dans des conditions parfois à la limite de l'exploitation. «Des compagnies grecques payent 1 500 euros par mois un commandant de bord sur A320. Les types ont des contrats de stagiaires», dénonce Didier Petit, pilote et ex-syndicaliste d'Air Lib. Pis, un cabinet américain, tenu par un Français, les fait même payer pour acquérir un volant de 500 heures de vol.
Cette pression qui s'est installée sur les pilotes a aussi déteint sur les salaires et les conditions de travail. En France, certaines compagnies charters payent des copilotes 1 800 euros nets par mois, tarif impensable il y a quelques années. «Il est faux de dire qu'il n'y a plus de perspectives d'emplois en Europe, des petites compagnies se créent. Mais il est évident que les conditions ont changé, concède un responsable d'ATD. Les contrats proposés sont souvent saisonniers. Dans 90 % des cas, les gens qui sortent de chez nous se voient proposer des CDD.» Même constat pour David Kaci, responsable de Jetway : «Le métier n'a pas changé, ce qui change, c'est qu'il n'y a plus de pognon. En France, il faut bien s'en rendre compte : à part les quelques heureux qui bossent dans les "majors", on n'est plus des pilotes, on est des chauffeurs d'avion.» Un déclassement qui se répercute sur l'image que la profession a d'elle-même. «C'est difficile de parler de tout cela avec les pilotes, remarque un syndicaliste du SNPL. Parce que le décalage reste énorme entre l'aura que cette profession continue d'avoir dans l'opinion, le cliché des cocotiers, uniforme et dents blanches, et cette nouvelle réalité : la précarité, les conditions de travail minables, les entorses à la sécurité auxquelles certains sont contraints, le chômage. Cette évolution, elle n'est pas facile à assumer.»
source : Libération