Assis en place droite de mon petit avion de ligne, je repense à ces nombreuses heures en jumpseat pendant lesquelles le plaisir toujours renouvelé d'être assis là laissait parfois place au regret de ne pas être à la place du copilote. Aux nombreuses lectures et relectures de "Artisan pilote" puis de "Cargo de nuit", avant leur publication, ressentant ce même mélange de plaisir de vivre, grâce au talent de plume de Jan Tutaj, ses aventures de pilote professionnel et de ligne, et de regret de ne pas avoir pu faire ce métier. Ce sentiment a grandi au point de me convaincre de me lancer dans une reconversion professionnelle.
Je regarde, 9 000 mètres plus bas à nos trois heures, le Bristol Channel, qui sépare le sud ouest de l'Angleterre (et les comtés du Devon et de Somerset) du pays de Galles. D'un côté, Cardiff, et de l'autre, Bristol, son célèbre pont suspendu conçu par le génial architecte Brunel et ses deux aéroports. Celui de Filton d'où décolla pour la première fois Concorde 002, le prototype anglais du supersonique, et Bristol International, cadre de vols qui ne sont mémorables que pour moi, puisque c'est là que je suis devenu un pilote professionnel, le 19 septembre 2009, et que j'ai passé mon IFR en août, après une petite parenthèse de vacances pendant le JA Corsica...
Notre route passe juste au sud de Monmouth, une petite ville galloise de 10 000 habitants, à quelques kilomètres de la frontière anglaise, sur laquelle mon examinateur m'avait dérouté ce jour là, pendant mon test CPL. Depuis, j'ai parcouru un peu de chemin, lentement mais sûrement. Mon école, à Bristol, était liée à une compagnie exploitant un Beech 200. Je me revois, aux commandes de mon petit Seneca, attendre au point d'arrêt à Bristol, derrière le biturbopropulseur, me disant que je donnerais beaucoup pour échanger ma place avec son pilote.
Moins de six mois plus tard, le 30 mars 2010, dix ans presque jour pour jour après mon premier vol d'élève PPL, je décollais du Bourget aux commandes d'un Beech 200. A Lyon Bron, repaire de Jeunes Ailes, l'un d'eux était là pour m'attendre et immortaliser mon premier vol commercial (merci Jipé).
Environ un an et demi plus tôt, j'étais à un resto et j'écoutais mon ami Pierre-Hugues raconter ses vols de transport d'organes en King Air. Et je me disais : "Comme j'aimerais être à sa place !" A ce moment, je venais de commencer mon ATPL théorique par correspondance. Une fois le CPL et l'IR en poche, j'avais passé ma qualif instructeur, et après quelques mois d'instruction, PH m'a dit : "Je passe CDB, ma boite va recruter un copi, ça t'intéresse ?" Il a envoyé mon CV, j'ai été convoqué à un entretien, et c'est ma candidature qui a été retenue.
Trois ans comme copilote, puis un deux en tant que commandant de bord sur King Air, des centaines d'organes (foies, poumons, cœurs et autres) transportés, autant de patients rapatriés en Medevac, et des passagers bien portants, chefs d'entreprises, footballeurs ou ministres.
Pendant ces cinq années et ces 1 900 heures de vol, il y eu des moments difficiles, les réveils au milieu de la nuit (ou, pire, quelques minutes après s'être mis au lit au terme d'une longue journée d'astreinte) pour aller chercher un organe à l'autre bout de la France, le sommeil plus ou moins confortable dans l'avion, sur la banquette, ou allongé sur les coussins du dossier, posés à même le sol du Beech, le froid de l'hiver qui nous réveille, quand la température à l'intérieur du King Air finit par être la même que celle à l'extérieur, et qu'on se recroqueville dans le sac de couchage en espérant que les chirurgiens vont se dépêcher de prélever leur organe et revenir rapidement pour pouvoir mettre en route les moteurs et réchauffer cet avion gelé.
Les retours au Bourget à 8 heures du matin, quand l'appel du lit se fait pressant après une longue nuit de vol, mais qu'on se retrouve coincé dans les embouteillages matinaux, et qu'il faut parfois 45 minutes pour retrouver la maison quand le trajet en prend quinze normalement. Le réveil en fin d'après midi, où l'on est comateux, complètement décalé et décalqué, et qu'on espère pouvoir se rattraper la nuit suivante. Mais avec un retour à 8 heures, le téléphone peut sonner dès 20 heures, et trop souvent, on repart le soir même pour un tour, et c'est parfois trois ou quatre nuits qui s'enchaînent ainsi.
Mais aussi (et surtout, parce qu'il faut ne plus penser au négatif et ne se rappeler que du positif), que de bons souvenirs de cet avion et de ces missions Medevac ! Un avion qui peut voler par tous les temps, ou presque, mais suffisamment petit et maniable pour vraiment le piloter, faire des bases rapprochées en approche à vue, débouler à près de 250 nœuds sur l'ILS et réduire le plus tard possible. Des directes incroyables, comme cette fois à Marseille, en pleine nuit, avec un organe à bord, où je demande au contrôleur s'il peut négocier avec son collègue du départ une directe vers la région parisienne dès que possible, et que quelques minutes après, il nous dit : « Iber Taxi XXX, alignez-vous piste 31 gauche, autorisé décollage, vent xxx. Passant 2000 pieds, direct CLM »
Ou cet autre jour à Nice, quand le contrôleur demande à un Airbus d'Air France d'arrêter son roulage pour nous laisser passer devant lui. Et toutes ces approches à vue au Bourget, où elles sont normalement interdites, sauf vols spéciaux (dont Evasan et vols gouvernementaux), les virages au ras du périphérique pour éviter la P23, les guidages radar à contre QFU par rapport à De Gaulle, ou les virages à gauche immédiatement après le décollage en 25, à 500 pieds sol, pour passer au nord de Paris et mettre le cap vers Strasbourg ou Bâle en évitant de faire le grand tour de la capitale.
Ce 31 janvier, je pense que le soir même, à minuit, je ne serai plus qualifié Beech 90/200 après avoir eu la QT valide pendant sept ans. LE King Air, c'est mon premier avion de pilote professionnel. En cinq ans et 1850 heures de vol, je l'ai emmené sur plus de 150 terrains différents (du petit terrain avec agent AFIS au gros aéroport comme Amsterdam). Je l'ai fait visiter à des dizaines de copains (dont pas mal de Jeunes Ailes) aux quatre coins de la France. Et la JAscotte a volé environ 35 heures à bord !
J'ai le sentiment d'une page qui se tourne, de perdre quelque chose, mais j'avais deux QT et une qualification de classe turbine sur ma licence, et proroger indéfiniment celles que je n'utilise plus, c'est un coût non négligeable, du temps, sans compter le niveau de connaissances qui diminue mois après mois quand on ne vole plus sur la machine, surtout quand on a dans la tête les systèmes d'un nouvel avion.
Nous avons commencé notre descente, et le contrôleur de Londres nous transfère avec Paris Contrôle. « Paris Contrôle, bonjour, Air France Seven One Seven November, descending FL260 inbound XIDIL» Je dis bonjour en français, et je ne m'amuse pas à dire « Parissss Control », mais le reste du message est en anglais, ce sont les procédures compagnie. « Air France 717N, bonjour, BIBAX 7W arrival, direct KOLIV ». J'aime bien le point KOLIV, je ne sais pas pourquoi !
Je n'aurais jamais imaginé avoir un jour un callsign « Air France ». Je ne suis pas pilote pour la compagnie nationale, et je ne le serai sans doute jamais, mais mon employeur, Cityjet, effectue des vols pour AF, et c'est pour moi un vrai plaisir d'utiliser ce callsign et de faire ainsi partie, indirectement et modestement, de la longue histoire de cette belle compagnie.
Nous sommes maintenant avec De Gaulle. En arrivant de Dublin, on atterrit en général sur le doublet nord, ce qui implique un long roulage. Cette fois, sans même avoir besoin de demander, le contrôleur nous donne une transition MOPAR 3W suivie d'un guidage radar pour l'ILS 26L. Le dernier ATIS est assez moche, la RVR est pourrie, ce sera donc une Cat III monitorée. Après avoir passé le VOR de Creil, je deviens PF et le commandant de bord PNF. J'appuie sur le bouton « NAV 2 » et je lis le mode « Autopilot LNAV 2 » sur mon PFD.
Sous guidage radar, nous interceptons le LOC à 4 000 pieds. J'ai les commandes pendant toute l'approche Cat III. Nous nous établissons sur le glide. Compte-tenu des conditions, nous devons être stabilisés à 1 000 pieds sol. Roissy étant à 392 pieds, l'altitude de stabilisation est de 1 400 pieds et nous commençons la configuration 2 000 pieds avant.
Vers 1 750 pieds, je confirme « Cat III status » (qui s'est allumé en vert) et « Flare white ». Nous sommes stabilisés, l'airbrake est sorti, et nous descendons dans la couche vers les minimas. Quand Quand je dirai « 100 to go », à 150 pieds RA, mon captain répondra « Checked, looking out » Et quand j'annoncerai « Decide », en lisant 50 pieds au radio-altimètre, s'il dit « Contact, my controls », je répondrai « Your controls », et, la main droite sur les quatre manettes de gaz et la gauche sur le volant, il monitorera l'autoland. S'il dit « Go around », ou s'il ne dit rien, j'appuierai sur le bouton TOGA tout en poussant les manettes vers l'avant et j'effectuerai la remise de gaz.
Nous voilà au sol. C'est la 17e fois que je me pose à Roissy en étant en fonction. La première fois, c'était avec un ami, Arnaud, dont j'avais envoyé le CV quand je suis passé CDB, tout comme Pierre-Hugues l'avait fait pour moi trois ans plus tôt. Nous étions dans le Beech 200, en déroutement météo, le 3 décembre 2013. Pendant presque trois ans, cette ligne de mon carnet de vol comportant « LFPG » est restée une exception, et un souvenir inoubliable. C'est désormais (presque) de la routine, mais même après des années et des centaines d'arrivées de plus à Roissy, je n'oublierais jamais LA première fois, avec Arnaud, dans notre petit turboprop.
Il y a six mois, quelques jours après le test de QT au cours duquel j'ai également obtenu mon ATPL pratique, je faisais mon premier vol sur l'Avro RJ85. Un court vol IFR entre Dublin et Shannon, puis six tours de piste à l'issue, le dernier s'achevant par un complet et un retour au point d'arrêt. Là, j'avais laissé la place à mon binôme et je m'étais installé dans la cabine pendant qu'il faisait ses tours de piste avant de nous ramener à Dublin. Une centaine de sièges pour moi tout seul !
Depuis, mon total d'heures de vol a passé le cap des 3 000, en fin d'année dernière, en approche sur London City Airport, et j'ai déjà plus de 100 heures sur le petit quadriréacteur. L'Avro est souvent (mais gentiment, j'espère) moqué pour ses petits moteurs, mais moi je l'aime bien, je trouve qu'il a de la gueule. C'est peut-être le seul quadrimoteur que je piloterai de ma vie, et je suis content d'avoir la chance de piloter un liner de cette génération, avant de passer, dans quelques années, sur un avion plus moderne.
Depuis quelques mois, ça recrute à tour de bras, mon mur Facebook déborde de messages de potes pilotes partageant leur joie d'avoir trouvé une place dans un cockpit (souvent leur première). Parmi eux, beaucoup de jeunes qui entrent chez Ryanair avec 250 heures de vol environ. L'un d'eux avait encore 20 ans quand il a commencé son AEL sur 737. J'ai commencé mon Line Training sur liner à 43 ans, 7 ans après l'obtention de mon CPL. C'est un parcours plus atypique (mais il l'était dès le départ, en me lançant dans l'ATPL théorique à 35 ans), plus long et plus tortueux, mais je ne le regrette pas.
Et dire qu'en 2001, après avoir raté le test PPL début juillet, je n'avais pas volé de tout l'été, dégouté par cet échec, me demandant si j'étais fait pour piloter. Et puis, encouragé par des amis pilotes, et par un vol en septembre avec un pote de Pilotlist, je m'y étais remis et j'avais obtenu le PPL le mois suivant. Il faut croire que j'ai bien fait de ne pas laisser tomber !
Olivier